Après l’islam des Lumières, un nouveau slogan délirant : l’islamisme éclairé. Par Jean Pavée
Publié le 1 Décembre 2011
Le dernier avatar de la confusion mentale est de nous évoquer un islamisme éclairé. Vous avez aimé l’islam des lumières, vous apprécierez l’islamisme éclairé.
La journaliste Arielle Thedrel a fait fort dans un article du Figaro paru le 22 novembre (1).
On avait assisté à la volonté de faire gober aux Français un islam des lumières inexistant si ce n’est dans l’esprit de quelques naïfs ou de quelques mercantiles qui en tirent une rente de situation, tel Malek Chebel. On avait assisté à la tentative de légitimation de l’islamisme dans l’opinion française en le qualifiant de modéré, à l’image de l’AKP, au pouvoir en Turquie avec Erdogan, dont le gouvernement est tellement éclairé qu’il embastille actuellement 70 journalistes pour délit d’opinion (2).
Cette journaliste du Figaro, si peu inspirée, ne fait que suivre le sillage tracé par certains de ses collègues qui voient le parti intégriste tunisien Ennahda imiter l’AKP dans la voie d’un parti islamo-démocrate, en analogie avec les partis chrétiens-démocrates européens. Cette illusion leur permet de nuancer l’islamisme turc en le qualifiant de modéré. Leur raisonnement spécieux se justifie par la considération que ces islamistes seraient modérés parce qu’ils ne pratiquent pas des attentats de masse ou une lutte insurrectionnelle. C’est oublier un peu vite leur projet de société qui est bien sur le long terme l’instauration d’une société mahométane. C’est comme si on qualifiait les fascistes mussoliniens de modérés parce qu’ils n’avaient pas construit de camps d’extermination en Italie.
Arielle Thedrel pousse plus loin le ridicule puisqu’elle voit la modération d’Ennahda placée sous le signe des Lumières. Sa cécité est d’autant plus surprenante qu’elle rappelle, dans le même article, que « les ténors d’Ennahda ont multiplié les faux pas suggérant d’interdire la vente d’alcool ou bien encore assimilant le célibat des femmes à une forme de perversion. […] Hamadi Jebali, [le nouveau premier ministre de la Tunisie], avait nourri la polémique en comparant la transition tunisienne au «sixième califat», une référence ordinairement utilisée par les islamistes radicaux. »
On rajoutera que Rachid Ghannouchi, le leader d’Ennahda, concernant la relation entre politique et religion, est plus qu’ambiguë en affirmant que « les mosquées ne doivent pas être des tribunes pour les partis politiques, mais (qu’) on ne peut pas interdire à un imam de parler politique, à condition qu’il ne prenne pas position pour tel ou tel parti » (3).
Lorsque les partisans de la laïcité ont été attaqués, que ce soit lors du vandalisme d’une salle de cinéma où était diffusé le film Laïcité inch’ Allah et où des barbus ont aspergé les participants de lacrymogène et molesté plusieurs personnes en les traitant de « mécréants », ou que ce soit lors de l’attaque par des jets de cocktails Molotov de la maison du PDG de la chaîne TV Nessma par une centaine de salafistes, qui l’accusaient ô blasphème, d’avoir permis la représentation d’Allah, à travers le dessin animé Persépolis, les représentants d’Ennahda ont été également complaisants, déclarant que la liberté d’expression artistique a ses limites. Ils sont de plus encouragés par un contexte liberticide puisque ce sont les agressés, Nadia el-Fani, réalisatrice de Laïcité inch’ Allah, le directeur de Nessma TV et les techniciens de sa chaîne qui sont convoqués par un magistrat pour “atteinte au sacré”. Une offensive contre les laïques jamais vue depuis l’indépendance (4).
Certes, certains aspects de ce parti islamiste peuvent apparaître rassurants ; ainsi après qu’il se soit construit intellectuellement sur la mouvance des Frères musulmans égyptiens, ce parti a su prendre ses distances vis-à-vis d’eux en condamnant leur programme de 2007, qui refusait la présidence aux coptes et aux femmes et voulait placer le processus législatif sous la supervision d’un conseil d’oulémas. Certes Ennahda a exprimé son soutien en faveur du code du statut personnel, des droits de la femme et de l’égalité des droits civils. Mais Ghannouchi a rappelé que les femmes ne détenaient pas de facto de positions dirigeantes dans les gouvernements du dictateur Ben Ali et que c’est une « réalité » que peu de femmes sont aptes à les occuper (5).
Certes il existe au sein d’Ennahda un véritable débat pluraliste et certains militants moins rigides réussirent à faire passer Ghanouchi d’une vision théologique du droit, fondée sur la charia, à une vision plus en conformité avec le droit positif. Il s’agissait de mobiliser non plus sur les grands slogans de l’islam politique, mais sur le travail social. Mais ces islamistes plus souples ont désormais disparu d’Ennahda (6), et d’autre part ce souci social n’est que stratégique, se réduisant à un souci théologique et moral (devoir de solidarité des riches et lutte contre la corruption).
Certes Ennahda affirme régulièrement aspirer à un État démocratique qui se caractérise par l’idée de la liberté, en citant comme exemple l’AKP turc. Mais Ahmed Brahim du Pôle démocratique moderniste, s’adressant à un journaliste étranger, déclare qu’Ennahda apparaît comme « modéré » à la télévision, « mais dans les mosquées, c’est complétement différent. Certains d’entre eux appellent au djihad » (5). Et si un des cadres du parti, Aly Al-Arîdhî, déclare « nous ne voulons pas d’Etat religieux mais un Etat démocratique fondé sur le seul principe de citoyenneté », c’est pour rajouter ensuite qu’il s’agit de « laisser la promotion des valeurs religieuses à la société civile » (6) ; on peut y voir là une grande confiance de leur part dans la domination future de l’islam dans la société, montrant que l’implantation coranique peut s’effectuer dans un premier temps sans une intervention étatique.
Tant mieux s’il s’avérait qu’Ennahda joue totalement et sincèrement le jeu démocratique, mais l’affirmer maintenant est pour le moins prématuré et toutes ces observations précédentes devraient au minimum rendre nos journalistes plus prudents et moins angéliques vis-à-vis de politiciens qui ont découvert leur vocation sous les auspices des Frères musulmans. Pour en revenir à l’AKP turc, ils seraient d’ailleurs très inspirés de se renseigner sur Yalçin Akdogan. Ce jeune théoricien de l’AKP et du premier ministre turc Erdogan remet en cause l’ensemble de la cosmogonie individualiste issue de la Renaissance et des Lumières, qui a oublié la transcendance. Selon lui, Descartes aurait commis la faute de penser que l’humanité peut exister en laissant Dieu en marge. Il estime ainsi qu’en postulant que l’être et la raison ne font plus qu’un, Descartes aurait ouvert la voie « à la dictature de la raison » (7).
Prétextant que « certaines conséquences des Lumières sont négatives », Akdogan dénonce les idéologies rationalistes ». Selon le spécialiste de la Turquie, Tancrède Josseran, à qui j’emprunte ces informations, « les Français doivent savoir que cette profession de foi va bien sûr de pair avec une condamnation sans appel des idéaux de 1789. Et à travers la révolution française, c’est la révolution kémaliste qui est visée ». En fonction de cette logique intégriste, Akdogan condamne l’idée d’une laïcité autoritaire qu’il perçoit comme une religion civile obligatoire. Alors pour un AKP éclairé et un Ennahda éclairé, il faudra repasser.
L’expression paradoxale « despotisme éclairé » a pu être utilisée pour désigner ces monarques européens du XVIII° siècle, qui tout en étant intéressés et parfois conquis par les idées des Lumières, maintenaient un pouvoir absolutiste sur leurs sujets, ce qui allait bien sûr à l’encontre des idéaux des Lumières. Au-delà des motivations les plus diverses qui les amenaient à maintenir la tyrannie, ils furent cependant nombreux à avoir entretenu une correspondance suivie avec les philosophes des Lumières, et certains d’entre eux les ont même soutenus financièrement, se déclarant adeptes de leur rationalisme.
On ne retrouve au contraire aucun attrait pour les Lumières de la part de ces islamistes, la transcendance restant la maîtresse de leur conduite. Aussi espérons que la formule délirante d’Arielle Thedrel reste sans lendemain et ne devienne pas un nouveau slogan médiatique anesthésiant.
Jean Pavée
(2) http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/11/11/le-tournant-liberticide-turc_1602422_3232.html
(5) http://fr.wikipedia.org/wiki/Ennahda#Essor_apr.C3.A8s_la_r.C3.A9volution
(6) http://religion.info/french/articles/article_515.shtml
(7) http://www.revue-cantate.fr/L-ideologie-des-islamistes-turcs