Une introduction à un auteur méconnu mais puissant: George Orwell.
Publié le 16 Septembre 2013
George Orwell une figure du socialisme et de la lutte anti-totalitaire. Cet auteur est très connu pour 1984 ou encore la ferme des animaux, mais son œuvre est loin de se réduire à ces deux ouvrages majeurs. Cité régulièrement dans les médias, notamment pour son expression “Big Brother”, il reste paradoxalement assez méconnu du grand public.
Quelques citations auxquelles je fais souvent référence:
- La pensée guide les mots, car c'est le vocabulaire qui est la clef de la victoire.
- La gauche est antifasciste, elle n’est pas anti totalitaire. (Nous le savons bien aujourd'hui ndlr Gérard Brazon)
- Le capitalisme mène au chômage, à la lutte pour les marchés et à la guerre", mais il rajoute aussitôt : « le collectivisme conduit aux camps de concentration, au culte du chef et à la guerre. »
- Qui contrôle le passé, contrôle le futur ; qui contrôle le présent, contrôle le passé !
Dans son essai Orwell, anarchiste tory, Jean-Claude Michéa nous rappelait que pour la seule année 1984, 3000 livres ont été consacrés à George Orwell, auteur classé deuxième des cinquante plus grands écrivains anglais depuis 19451. Ce chiffre résume à lui seul tout le paradoxe à l’égard d’un auteur, finalement méconnu en tant que penseur. D’une part, il est devenu fréquent de parler d’univers orwellien pour décrire le totalitarisme et les techniques de surveillance toujours plus performantes (on pourra ici se reporter à l’indispensable essai anonyme Gouverner par le chaos ou aux salutaires travaux de l’excellent collectif anti-industriel Pièces et main d’œuvre). 1984 est mondialement connu et explique le nombre impressionnant de livres précité. Mais d’autre part, publier tous ces livres en 1984, date de son célèbre roman éponyme, réduit l’œuvre d’Orwell à ce seul roman. Celle-ci est cependant particulièrement prolifique, comme le montrent tant ses nombreux livres que ses écrits complets, au contenu éclectique. Si l’auteur décéda en 1950, il fallut attendre 1995 pour que ses premiers Collected Essays soient traduits.2 Un autre problème apparaît, qui est l’évacuation de la dimension critique de la pensée de George Orwell, réduite à un simple anti-communisme / anti-totalitarisme. Il n’est que de se reporter à la transposition cinématographique de 1984, réalisée par Michael Radford avec John Hurt dans le rôle principal. À le regarder, nous n’avons affaire qu’à un banal film de science-fiction, dont toute dimension anti-capitaliste est absente, tout comme son sens profond – une critique de l’univers mental de l’intellectuel partidaire. Nous ne nous attarderons même pas sur l’adaptation catastrophique de La ferme des animaux en dessin animé en 1954. Ajoutons qu’au-delà du fait d’être méconnu en tant que pamphlétaire, ou d’être l’objet de tentatives de récupération3, Orwell fut l’objet de calomnies, accusé de délation, d’être un « mouchard ». Des propos qui s’avèrent mensongers et dénués de fondements lorsque les prétendues « preuves » sont analysées, mais que formula le Guardian en 1996, relayé en France la même année par le quotidien Libération4 et en 2003 par Le Monde.5
À la lecture de l’intégralité de l’œuvre orwellienne, de nombreuses critiques politiques, qui restent très actuelles, ressortent et peuvent expliquer ces attaques : refus de la logique de Marché comme de la toute-puissance de l’État, attachement à une certaine morale, critique de la perversion du langage, éloge des gens ordinaires, méfiance quant à l’esprit de système, « brutalité intellectuelle »6 – liste non exhaustive. C’est là le principal enjeu d’une étude de la pensée d’Orwell et ceci d’autant plus que sa pensée complexe, que Michéa qualifie de conservatisme critique7, est un ensemble composite fait tant d’anarchisme, de patriotisme, de communisme que de socialisme démocratique. Tout ce qui, en somme, récuse la domination de classe et d’argent entretenus par l’économie de marché. Mais c’est aussi, pour reprendre Michéa « cette inaptitude radicale à l’esprit d’orthodoxie, comme à tous les jeux de pouvoir liés à ce dernier, qui explique l’intérêt philosophique exceptionnel des essais de George Orwell. »8
Mais la réflexion de George Orwell comporte bien plus que cela. Après tout, chacun peut se targuer d’avoir ses propres valeurs sans que cela en fasse pour autant un analyste impérissable. Outre le caractère actuel de la critique orwellienne donc, c’est par la notion fondamentale de common decencyqu’il peut être considéré comme un auteur indispensable à étudier. Comme nous le verrons, il n’a jamais vraiment défini ce concept, qui en acquiert le nom par la force des choses et la place qu’il occupe dans sa pensée. Pour l’introduire, disons seulement qu’il est ce bon sens ancré chez les gens ordinaires, fait de confiance réciproque, de loyauté, de solidarité, et de bien plus encore. Pour sa part, Michéa lui attribue un « champ de relations extrêmement vaste, qui va de l’entraide bienveillante à la simple politesse. »9 Une fois cela posé, proposons ce qui fait l’originalité de la common decency et, partant, l’intérêt de son étude. Elle est ce que Zygmunt Bauman nomme un praxéomorphisme, notion qu’il définit comme se formant « en réaction aux réalités telles que perçues à travers le prisme des pratiques humaines – ce que les êtres humains font, ce qu’ils savent faire, ce qu’ils ont appris à faire, ce qu’ils sont enclins à faire.10 » Face aux diverses crises politiques et économiques que connaît aujourd’hui la philosophie et pragmatique libérale, ce processus sans sujet, la démarche d’Orwell, très proche finalement de l’empirisme des observations appuyant la théorie du système de don / contre-don et des théories du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), propose une alternative. Il s’agit, en se demandant avec lui ce qu’est l’homme et quels sont ses besoins11, de partir du réel pour rebâtir une pensée politique qui s’inscrive dans la réalité du quotidien des gens ordinaires, et de fondamentaux indépassables pour qui veut conserver une société aux bases stables.
Quelque chose de Charles Dickens…
Le socialisme d’Orwell est avant tout le produit d’une vie singulière. C’est progressivement, comme nous le verrons, que s’est développée et affinée sa pensée. Écrivain, il fut en outre, avant tout, un lecteur – d’essais, mais aussi de romans et nouvelles. Au regard des étapes ayant jalonné sa vie, il ressort que son orientation, si elle fut praxéomorphique, n’en fut pas moins influencée par l’expérience et les œuvres d’autres auteurs, principalement Jack London, Rudyard Kipling et surtout Charles Dickens.
Kipling a marqué la jeunesse d’Orwell12, fils d’un fonctionnaire de l’administration des Indes. C’est dans ces colonies anglaises dont Orwell fut agent colonial plusieurs années que se tiennent les écrits de Kipling. Si Orwell critique humainement le colonialisme de Kipling13, il rejoint son point de vue quant à l’humanisme « hypocrite » qu’aurait l’homme de gauche, indigné du colonialisme mais toutefois peu désireux d’accepter la réduction de son train de vie qu’impliquerait l’indépendance birmane14. Jack London15, révolutionnaire, avait comme Orwell des convictions démocratiques et socialistes16, servies par une personnalité singulière17. Excepté ce que lui reproche Orwell – une inclination à préférer la force, la tendance à un certain darwinisme social18 –, leurs vie et réflexion sont comparables.19 Ancien miséreux20, fidèle aux exploités, ennemi des privilèges, London privilégiait le partage du quotidien des gens ordinaires, en particulier les travailleurs manuels21. Surtout, il gardait un fond critique tout en étant partisan de la force ; un certain côté tory, dans la veine d’Orwell, dû à « sa connaissance, théorique aussi bien que pratique, de ce que signifie le capitalisme industriel en termes de souffrances humaines.22 » Enfin, sur l’influence exercée par London sur Orwell, 1984 reprend l’acuité anticipatrice de l’auteur de L’appel de la forêt. London avait en effet prévu que, dans une société totalitaire, les opposants ou soupçonnés d’hostilité « disparaissaient purement et simplement23 ».
C’est toutefois Charles Dickens qui semble avoir exercé une influence déterminante sur George Orwell. Quand Orwell mentionne Dickens, les propos sont presque autobiographiques, tant les ressemblances sont flagrantes. Il est d’ailleurs révélateur que ce soit dans son essai sur Dickens24, que nous trouvions chez Orwell25 la première fois l’évocation de la common decency.26 Présent dans l’histoire du socialisme ouvrier27, subversif, extrémiste et révolté – aux dires d’Orwell –, Dickens n’est pas pour autant un révolutionnaire.28 Il est un « radical issu de la classe moyenne29 ». Tout comme Orwell plus tard, il fréquenta la vie des pauvres et prit la défense de la classe ouvrière. Bien qu’en méprisant divers aspects à cause de son vécu d’enfant pauvre30, il y trouvait les hommes les plus sains, les travailleurs. Mais, précise Orwell, Dickens s’identifiait davantage à la classe moyenne, sans toutefois s’orienter vers une conscience de classe. Dickens avait ce sentiment inné que la société est inconvenante, et qu’au-delà d’un simple changement institutionnel, « le cœur de l’homme »31 s’avérait l’élément déterminant. Et c’est précisément chez la classe ouvrière que se trouvait « l’honnêteté innée de l’homme ordinaire32 ». Dickens était animé comme Orwell d’une colère généreuse33 face à l’injustice et à la misère, se défiant du pharisaïsme et de la domination des forts sur les faibles. Tous deux peuvent ici entrer dans l’acception de « libéral du 19ème siècle34 », comme défenseurs des libertés démocratiques fondamentales. Orwell a cependant dépassé Dickens. Imprégné de l’auteur, il s’est immergé dans le monde des pauvres et du « lumpenproletariat », frange oubliée de la population35. Enfin, il est intéressant de noter que la méthodologie des deux hommes peut trouver un point de comparaison. Orwell nous entretient de « la manière propre à Dickens de proférer de petits mensonges pour mieux faire ressortir ce qu’il considère comme une grande vérité.36 » Simon Leys révèle la même technique chez Orwell : « L’imagination n’a pas seulement une fonction esthétique, mais aussi éthique. Littéralement, il faut inventer la réalité37 ». Dans Le Quai de Wigan, Orwell réarrange parfois les faits. Sa prétention ethnographique de se « [borner] à décrire ce [qu’il] a vu38 » est destinée à faire prendre conscience de manière plus efficiente du besoin de changer les choses. Leys nous apprend, reprenant Crick, que l’anecdote décrite avec la femme s’échinant sur un tuyau dans le froid est en réalité un faux événement vécu.39 En fin de compte, la forte influence exercée par Dickens sur Orwell se limitait à une critique morale, sans proposition constructive. Orwell reprit les bases puis s’orienta vers une recherche pratique inchoative. D’où la construction, par son expérience et sa réflexion, du concept de common decency.
Notes sur le site Enquêtes et Débat